mardi 25 juin 2013

Une main sur l'épaule

(Soumis - sans succès - au prix du récit de Radio-Canada)


Le temps n’importe plus pour les morts. Et, pendant un moment, pour ceux qui restent non plus. La réalité s’obscurcit, le temps s’efface, il devient abstrait, il devient un peu toujours et un peu jamais. J’ai perdu le temps, quelque part en 1997. Je l’ai retrouvé, plus tard, mais il m’arrive encore parfois de l’échapper, pour quelques secondes. Ces instants, c’est un peu comme si Bodail m’envoyait la main.

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Un accident est si vite arrivé, il devrait se raconter aussi rapidement. Il roulait, peinard, sur sa nouvelle moto, direction Saint-Aurélie, retour au travail pour une dernière petite journée. Une voiture a pris un peu de temps pour tourner à droite, et sans se signaler – bah! Il n’y a pas de circulation ici, à quoi bon? Peut-être était-ce la vitesse, peut-être était-ce l’inexpérience, peut-être a-t-il regardé trop longtemps son rétroviseur, enfin, peut-être n’importe quoi, il a tenté de l’éviter à la dernière minute, il a raté son coup, et s’est envolé dans la voie inverse. Ça se serait terminé là, si – pourtant, quoi, il n’y a pas de circulation ici! – une voiture n’arrivait pas, dans ce sens inverse, au même moment.

J’imagine que c’est ça le destin, ou plutôt la fatalité, ce fameux hasard qu’on ne peut pas expliquer, et qu’on ne peut surtout pas engueuler. Alors, on lève le poing au ciel en hurlant sa colère contre Dieu, puis on remplit de larmes ses bouteilles vides. Alors oui, le temps se met sur Pause.

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Je l’ai su le lendemain, d’une source improbable – moi, son ami, son frère, il me semble que j’aurais dû le savoir sur-le-champ, j’aurais dû le savoir en premier, alors, manifestement, ça ne pouvait être vrai. « Bodail a eu un accident. » Un malaise qui me fait perdre mon sourire amusé, ce sourire que j’avais toujours quand je m’assoyais sur la banquette verte du Nouveau Dragon, à ingurgiter des litres de café avant d’aller ingurgiter des litres de bière. Ça ne peut pas être grave, je lui ai laissé un message quelques heures avant, c’est comme si je lui avais parlé, non? « Est-ce qu’il est correct? » Malaise qui m’a fait perdre mon sourire, m’a fait cesser de battre du pied, malaise qui a réduit le restaurant au complet à cette seule banquette, à cette seule bouche qui parlait devant moi, et que je détestais – pourquoi est-ce que j’apprends ça de toi? Le temps qui se contracte et qui s’allonge, je ne veux pas voir la suite, j’attends, je m’attarde sur cette bouche, je pense à tout l’avant, à tout l’après, je ne veux pas cette seconde, tais-toi, tais-toi, mais vas-tu te taire, à la fin! « Il est mort. »

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J’ai vu ses sœurs au Ciné-Parc, où on m’avait traîné pour ne pas me laisser seul, mais où on m’avait laissé seul dans la voiture. Comment m’avaient-elles trouvé là, je l’ignore. Ce qu’elles m’ont dit, je ne m’en souviens plus. Le lendemain, j’avais cette veste de laine qu’elles m’avaient remise, en héritage, si l’on veut.

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Je regarde le barman en entrant au sous-sol.

 « Es-tu au courant? »
— Oui.

Il fait un sourire, sans sourire vraiment, comme un barman qui encourage. Je mets la veste sur un tabouret, m’y assois au centre du bar, m’accoude, le dos courbé, la tête basse, et il met une grosse bière et un verre devant moi. Je ne dis rien.

La soirée avance. La musique devient plus forte, les gens deviennent plus nombreux. Le bar se remplit, mais dans le cinquante centimètres carrés de mon territoire je pourrais être seul, je pourrais être ailleurs, je suis hors de tout. C’est sombre, mais c’est peut-être parce que mes yeux se ferment de temps en temps. Tranquillement, mon dos se courbe de plus en plus, tranquillement, je prends de moins en moins de place. Ma bouteille est toujours pleine, même si je remplis constamment mon verre. Une cigarette fume, à ma main, mais je ne fume pas vraiment. Je ne vois pas les filles qui collent leur poitrine sur moi pour aller se chercher un verre. Je ne sens pas les garçons qui me poussent pour aller se chercher un pichet. Ils ne peuvent interrompre mon inexistence.

Une main se pose sur mon épaule, légèrement, mais fermement. Mes yeux s’ouvrent, ma cigarette tombe, ma bière est finalement vide. Le temps est soudainement revenu, qu’un instant, pour me dire qu’il m’en reste tellement avant que tout s’arrête. Il est revenu, un instant, pour me dire que je vis, et que tout à coup je suis devenu qui je suis. Il ne me reste plus qu’à pleurer en silence. Et cette main anonyme me laisse pleurer, me laisse souffrir, me laisse souffler un peu de cet air vicié qui s’était accumulé dans mon torse. Je pleurais encore quand il est parti, mais j’aurais aimé le remercier. Je n’ai jamais su à qui elle appartenait.

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Ce temps qui va et qui vient, et qui m’amène à Saint-Aurélie derrière un cercueil qui s’avance doucement en montant la colline du cimetière. Je suis l’un des porteurs, en avant, à gauche, pourtant je le vois s’avancer comme si j’étais derrière, je le vois devancer un groupe disparate, un groupe d’étrangers qui se sourient les yeux humides. Et je ne sais plus où je suis – suis-je là, la poignée du cercueil à la main, suis-je là-bas, à observer mais sans oser m’avancer, suis-je chez moi, à rêver? Et puis tous s’arrêtent devant une fosse surmontée d’une pierre sur laquelle un dragon souffle des cœurs de fumée. « Dors et rêve, Bodail » dit le dragon, et sois rassuré : même ici où s’alignent les épitaphes anonymes, ta famille aura bien pensé à rendre la tienne unique.

Le prêtre déblatère des âneries qui passent en soufflant loin au-dessus de nos têtes rassemblées, pendant que certains fredonnent, d’autres se balancent, d’autres font des grimaces ou s’amusent avec leur ombre. Et puis, un cri qui résonne et interrompt la cérémonie préprogrammée, un cri comme une fracture avec le rêve, qui nous ramène là, ici, maintenant, à ce moment. « Pensez-vous vraiment que Bodail resterait là sans rien dire! Sans rien faire! Pensez-vous vraiment que Bodail aurait pu attendre si longtemps avant de scrapper tout ça! ». Il s’avance sur le tas de terre, saisit des mains une couronne de fleurs blanches. « Non! Il n’aurait pas attendu! Non! Il n’aurait pas voulu que ce soit comme ça! » Il arrache les fleurs, il crie il les jette dans la fosse moi je hoche la tête et nous crions et nous pleurons les bouquets suivent le prêtre se recule. Non, Bodail ne partira pas en silence. L’illusion de force, de détachement, que cette jeunesse voulait se donner s’écroule tout à coup. Tous, nous redevenons des enfants qui chialent, les mains sur la tête, au moment même où la vie avait décidé de faire de nous des adultes. 

Nous revenons plus tard, après le goûter, avec nos bouteilles de Molson que le vent fait chanter. Autour de la fosse maintenant comblée, qui déborde de terre humide, nous versons nos fonds de bière en libations modernes – accompagne-nous, pour une dernière cuite. Mes genoux flanchent, moi, au bout du monticule, et je m’accroupis pour toucher une dernière fois cette terre où il se consumera. Ils m’imitent tous. Douze frères qui s’ignoraient les uns des autres, qui n’avaient de commun que cet ami qui est parti. À ma droite, les punks de la première heure, de son époque aux cheveux roses. À ma gauche, les bobos du CÉGEP, les tenanciers de partys populaires. Un peu plus loin, les hippies de la piaule. Vendeux de poudre, fumeux de pot, buveux de bières et fils à papa – tous y étaient, réunis par ce tas de terre où pourrissait déjà notre ami commun. Ils ne se verraient jamais plus, ils ne devaient même pas savoir qui était qui, mais pendant cette minute, ils étaient ensemble. Moi, je deviendrais leur ami à tous. Je l’étais peut-être déjà.

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Des fois, j’aimerais retourner en juillet 1997. En sachant ce que je sais aujourd’hui. En étant qui je suis aujourd’hui. J’irais voir ce jeune abruti accoudé au bar, une grosse Molson Export devant lui, la tête sur les bras et les yeux pleins d’eau, la bouche ouverte d’où ne sort aucun son, qu’un long souffle un peu rauque venant du fond de la gorge, qu’un soupir suggéré à la mauvaise haleine de fond de tonne. J’irais le voir pour lui dire quelque chose, pour lui dire qui il deviendra, pour lui dire qu’au bout du compte, c’est juste un épisode de la première saison de sa vie.

J’irais voir ce jeune abruti accoudé au bar, et puis je le regarderais. Son existence terminée pour un temps. Sa solitude éternelle d’un instant. J’irais le voir, mais je n’arriverais pas à parler. Je mettrais simplement ma main sur son épaule, juste pour lui rappeler qu’il continuera d’exister. Il ne me verrait pas.

Mais il apprécierait.

lundi 10 juin 2013

Dixième image: autoportrait


PROJET D’ÉPITAPHE

Ce corps qui pourrit sous vos pieds
Celui d’un parfait inconnu
Sera mort sans jamais être nommé
Et ce sera lui qui l’aura voulu
Quand je lui ai dit de se présenter
« Qui suis-je? » est tout ce qu’il a répondu
 
Je déteste parler de moi.
 
On en sera étonné, avec tout ce que j’écris parfois ici, et en plus il paraît que je parle beaucoup, enfin, beaucoup pour ma famille, alors oui, c’est peut-être étonnant, mais c’est vrai, je déteste parler de moi. Notons ici l’ironie, où je parle de moi disant détester parler de moi, et notons également que tout le reste du texte suivra cette même ironie.
 
Je suis le genre de gars qui déteste les affirmations commençant par « je suis le genre de gars ». La raison est toute simple. Je ne sais pas quel genre de gars que je suis. Tantôt, en pensant à ça, je me suis rappelé d’une conversation avec une ex, qui avait viré en mélodrame, mais c’est normal : avec elle, faire un mélodrame, ça rendait les choses plus « vraies ». Elle me demandait, un soir ou un matin, au lit, de la décrire. J’écrivais aussi alors, alors j’imagine qu’elle s’attendait à ce que je la décrive avec des beaux mots. Je lui ai dit que j’étais incapable de le faire. « Franchement, je suis certaine que si je te demandais de décrire telami, ou pire encore, telle-amie, tu pourrais le faire! » Rendu là, moi, je me disais what the fuck, on n’était pas bien, quand on ne parlait pas, et qu’on ne demandait pas à personne de décrire rien du tout? Et ma réponse était parfaitement sincère : « Non, je ne pourrais pas décrire telami, et telle-amie, eh bien, c’est une fille, et elle a un nez, je crois, et sans doute des cheveux, mais c’est tout, je ne suis pas un décriveur! » Et puis, là, je disais une vérité paradoxale : ce que je sais de moi, c’est que je suis à peu près incapable de dire ce que je sais de moi, alors des autres... Elle n’a sans doute pas compris. Enfin, j’imagine : elle a boudé. J’espère que c’était le soir, finalement, parce que bouder en dormant, c’est moins désagréable que de bouder réveillé.
 
Mais oui, je sais, j’écris tout plein d’affaires sur moi ici, et quand je parle, je dis plein de choses sur moi aussi. Mais ce que je dis surtout, ce que j’écris surtout, c’est ce que je pense (ou ne pense pas), ce que je fais (ou ne fais pas), comment et pourquoi je le fais (ou pas). Sans doute est-ce que ça me décrit quelque part. Mais j’aurais bien de la difficulté à faire, consciemment, un portrait de moi. Ou de ma blonde, ou de mes amis. Eux aussi, je pourrais décrire ce qu’ils font, ce que je pense qu’ils pensent, et comment et pourquoi. Mais j’aurais bien de la difficulté à leur donner des qualificatifs. Quand il le faut, je reste dans le vague et les lieux communs. C’est un bon gars. Elle est bien gentille. Je suis trop perfectionniste. Il n’y a sans doute que pour mes enfants que je suis un peu plus capable.
 
Pourquoi? Je ne sais pas trop. Peut-être est-ce parce que dire de moi que je suis comme ci, et comme ça, ça m’expose à me faire contredire à la seconde où je ne suis pas comme ci ni comme ça. Ça met en jeu ma crédibilité. J’essaie des fois, mais je ne me sens pas vraiment moi quand je fais ça, j’ai l’impression de jouer un rôle. Et sans doute, parfois, je le fais réellement, sans trop y réfléchir, et alors, sans doute est-ce vrai. Mais une chose reste certaine, pour moi : j’hésiterai toujours à le faire consciemment, et j’aurai toujours de la difficulté à répondre à « Qui es-tu? ». Ce qui est un peu triste – ne dit-on pas « connais-toi, toi-même » depuis Platon, que j’aimais bien il y a longtemps? C’est dommage qu’après toutes ces auto-analyses, je sois toujours incapable de faire de moi un autoportrait, car je le considèrerais comme trop incomplet, trop incertain, trop… définitif, pour que j’y croie moi-même. Mais, aussi, peut-être est-ce justement parce que j’ai pris, et je prends, le temps de réfléchir à moi-même que je sais que je ne suis pas encore tout à fait complété, et donc descriptible, et ne le serai sans doute pas avant la tombe.
 
J’ai donc remis, et remis, cette image, cet autoportrait, car je n’arrivais justement pas à trouver quelque chose à dire qui voulait dire quelque chose. Ce soir, en route, en y réfléchissant – car quand je n’arrive pas à faire une de ces images dans les temps, ça me revient tout le temps : « il faudrait que j’écrive quelque chose, n’importe quoi! » —, je me suis souvenu de ces courts textes que j’avais lus dans ma brique de Byron (qui, incidemment, est un cadeau de l’ex dont je parlais plus haut) nommés « épitaphes » — textes plus ou moins (souvent moins que plus) élogieux écrits à l’occasion (ou en anticipant) le décès de quelqu’un. Mon livre est loin quelque part dans une boîte, alors je n’ai pu y retourner, mais j’ai pensé faire quelque chose du genre. Ce n’est pas super, mais au moins, c’est quelque chose, et ça me permet de passer au prochain thème.
 
Oh, et je viens de penser à une réponse à la question « Qui es-tu? ».




 
Je suis Le Louis.