Il était une fois un regard
Bleu comme un océan de tendresse
Tâtonnant tranquillement dans le noir
Pour le sourire d’une caresse
Première chose : je sais que je suis en retard pour le
défi 30 semaines, bien en retard. J’ai des pistes, et je pensais les réaliser
vendredi dernier quand je suis sorti après une soirée vins et fromages, mais
apparemment non, je n’arrive plus vraiment à écrire quand je sors. J’ai
maintenant besoin d’un environnement différent pour entendre les vers. La vie
change. Il m’arrive même, en voiture, d’avoir à taire la radio pour poursuivre
une réflexion, ce que je n’avais jamais à faire avant. Mais reste que je suis
en retard. Je ne le considère pas encore comme un échec, étant donné que je
n’ai pas vraiment tenté quoi que ce soit.
À cette soirée de vins et fromages, j’ai parlé
d’enthousiasme à quelqu’un. Ou, du moins, j’ai tenté de le faire. Je pense que
j’ai eu l’air bizarre, ce qui n’est pas nécessairement nouveau, ni
particulièrement grave, je vis très bien de mes bizarreries inoffensives et
passagères. Mais avec le recul, il est vrai que dans le contexte précis de la
conversation, « enthousiasme » pouvait avoir l’air déplacé. Je
faisais référence, je dirais bien sûr si j’étais pédant, au sens original du
terme, dans sa racine grecque, comme l'utilise Platon dans un de ses dialogues que j'avais lu au CÉGEP – enthousiasme comme la prise de possession d’un corps par un dieu ou une muse,
qui inspire le possédé. Comme un oracle.
L’enthousiasme, donc, semble parfois provoqué d’étrange
façon, et mène aussi vers des ailleurs improbables. Ainsi, ces vers ont été
déclenchés ce matin, à la lecture d’une phrase de Salman Rushdie, dans ses Versets sataniques que je lis enfin :
« Il était une fois – il était et il n’était pas, comme disent les anciens contes, c’est arrivé et ce n’est jamais arrivé –
alors, peut-être ou peut-être pas, un garçon de dix ans de Scandal Point à
Bombay trouva un portefeuille dans la rue près de chez lui. »
Aucun rapport, dira-t-on. En effet. C’est l’apparition
surprenante de ce « Il était une fois », et la précision qui le suit,
qui m’ont allumé. Le regard comme sujet est apparu presque aussitôt, et le
premier vers était composé avant même que je referme le livre. L’océan de
tendresse, dans une forme différente, a rapidement suivi, et je me suis éclipsé
de la famille pour aller coucher sur papier cette idée, et voir à la compléter. Quinze
minutes plus tard, j’avais ce quatrain, dont le deuxième vers avait toujours
une forme un peu différente. (Il faut évidemment oublier ce petit vers imbécile que j'ai écrit là pour rire et qui n'a jamais été sérieux...) Je suis remonté, les enfants se chicanaient, il
fallait faire les courses, la vie m’exigeait, alors j’ai laissé la page sur mon
bureau, et les vers en tête j’ai continué ma journée.
J’ai repassé mentalement ces vers, je les ai relus quand je
venais près de mon bureau, et il y avait quelque chose qui accrochait dans ce
deuxième vers. Le reste est resté sans changement (ou presque :
« Tâtonner » est devenu « Tâtonnant »), mais celui-là
clochait. C’était
Au-dessus d’un océan
de tendresse
Ce n’était pas dans le décompte des pieds qu’il y avait un
problème – j’avais décidé de l’ignorer ici, et de toute façon le troisième vers
en compte également 10. Peut-être dans le son de « au-dessus »… J’ai donc
changé successivement pour
Bercé par un océan de
tendresse
Puis
Porteur d’un océan de
tendresse
Mais non. C’est seulement ce soir que j’ai pensé que c'était peut-être dans le sens qu’il y avait un problème. Le regard ne traverse pas un
océan, l’objet de son intérêt est à la portée d’une caresse. Il ne s’y trouve
pas non plus bercé, car il a la volonté de chercher, il est actif. Et,
finalement, il ne le porte pas – il est cet océan de tendresse. Ce sont
des yeux grand ouverts, qui observent doucement, en silence et persistance, qui
érodent lentement jusqu’à ce qu’ils caressent la douceur de la plage dénudée.
Il y a un côté que j’adore dans ce fragment : l’érotisme aux corps absents. Ceux-ci ne sont pas même suggérés par les mots,
qui agissent un peu comme une pudeur, mais il me semble impossible de ne pas
les voir. Leur absence semble être le meilleur témoin de leur action, et de
leur sentiment – ce n’est pas une baise que raconte cette histoire, c’est
l’amour.
Et puis, on revient à Rushdie – est-ce arrivé, ou non?
Est-ce un désir, une légende, un souvenir? Est-ce une histoire, ou est-ce
l’Histoire? La précision des Versets
me fait considérer sur un tout autre jour l’expression « Il était une
fois », et j’aime l’ambigüité qu’il procure dans une histoire d’amour ou
de sexe.
Mais comment un jeune Indien qui trouve un portefeuille a-t-il
pu m’inspirer de la sorte? C’est sans doute ça, finalement, l’enthousiasme.
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