lundi 2 avril 2012

Il était une fois un regard



Il était une fois un regard
Bleu comme un océan de tendresse
Tâtonnant tranquillement dans le noir
Pour le sourire d’une caresse

Première chose : je sais que je suis en retard pour le défi 30 semaines, bien en retard. J’ai des pistes, et je pensais les réaliser vendredi dernier quand je suis sorti après une soirée vins et fromages, mais apparemment non, je n’arrive plus vraiment à écrire quand je sors. J’ai maintenant besoin d’un environnement différent pour entendre les vers. La vie change. Il m’arrive même, en voiture, d’avoir à taire la radio pour poursuivre une réflexion, ce que je n’avais jamais à faire avant. Mais reste que je suis en retard. Je ne le considère pas encore comme un échec, étant donné que je n’ai pas vraiment tenté quoi que ce soit.

À cette soirée de vins et fromages, j’ai parlé d’enthousiasme à quelqu’un. Ou, du moins, j’ai tenté de le faire. Je pense que j’ai eu l’air bizarre, ce qui n’est pas nécessairement nouveau, ni particulièrement grave, je vis très bien de mes bizarreries inoffensives et passagères. Mais avec le recul, il est vrai que dans le contexte précis de la conversation, « enthousiasme » pouvait avoir l’air déplacé. Je faisais référence, je dirais bien sûr si j’étais pédant, au sens original du terme, dans sa racine grecque, comme l'utilise Platon dans un de ses dialogues que j'avais lu au CÉGEP – enthousiasme comme la prise de possession d’un corps par un dieu ou une muse, qui inspire le possédé. Comme un oracle.

L’enthousiasme, donc, semble parfois provoqué d’étrange façon, et mène aussi vers des ailleurs improbables. Ainsi, ces vers ont été déclenchés ce matin, à la lecture d’une phrase de Salman Rushdie, dans ses Versets sataniques que je lis enfin :

« Il était une fois – il était et il n’était pas, comme disent les anciens contes, c’est arrivé et ce n’est jamais arrivé – alors, peut-être ou peut-être pas, un garçon de dix ans de Scandal Point à Bombay trouva un portefeuille dans la rue près de chez lui. »

Aucun rapport, dira-t-on. En effet. C’est l’apparition surprenante de ce « Il était une fois », et la précision qui le suit, qui m’ont allumé. Le regard comme sujet est apparu presque aussitôt, et le premier vers était composé avant même que je referme le livre. L’océan de tendresse, dans une forme différente, a rapidement suivi, et je me suis éclipsé de la famille pour aller coucher sur papier cette idée, et voir à la compléter. Quinze minutes plus tard, j’avais ce quatrain, dont le deuxième vers avait toujours une forme un peu différente. (Il faut évidemment oublier ce petit vers imbécile que j'ai écrit là pour rire et qui n'a jamais été sérieux...) Je suis remonté, les enfants se chicanaient, il fallait faire les courses, la vie m’exigeait, alors j’ai laissé la page sur mon bureau, et les vers en tête j’ai continué ma journée.

J’ai repassé mentalement ces vers, je les ai relus quand je venais près de mon bureau, et il y avait quelque chose qui accrochait dans ce deuxième vers. Le reste est resté sans changement (ou presque : « Tâtonner » est devenu « Tâtonnant »), mais celui-là clochait. C’était

Au-dessus d’un océan de tendresse

Ce n’était pas dans le décompte des pieds qu’il y avait un problème – j’avais décidé de l’ignorer ici, et de toute façon le troisième vers en compte également 10. Peut-être dans le son de « au-dessus »… J’ai donc changé successivement pour

Bercé par un océan de tendresse

Puis

Porteur d’un océan de tendresse

Mais non. C’est seulement ce soir que j’ai pensé que c'était peut-être dans le sens qu’il y avait un problème. Le regard ne traverse pas un océan, l’objet de son intérêt est à la portée d’une caresse. Il ne s’y trouve pas non plus bercé, car il a la volonté de chercher, il est actif. Et, finalement, il ne le porte pas – il est cet océan de tendresse. Ce sont des yeux grand ouverts, qui observent doucement, en silence et persistance, qui érodent lentement jusqu’à ce qu’ils caressent la douceur de la plage dénudée.

Il y a un côté que j’adore dans ce fragment : l’érotisme aux corps absents. Ceux-ci ne sont pas même suggérés par les mots, qui agissent un peu comme une pudeur, mais il me semble impossible de ne pas les voir. Leur absence semble être le meilleur témoin de leur action, et de leur sentiment – ce n’est pas une baise que raconte cette histoire, c’est l’amour.

Et puis, on revient à Rushdie – est-ce arrivé, ou non? Est-ce un désir, une légende, un souvenir? Est-ce une histoire, ou est-ce l’Histoire? La précision des Versets me fait considérer sur un tout autre jour l’expression « Il était une fois », et j’aime l’ambigüité qu’il procure dans une histoire d’amour ou de sexe.

Mais comment un jeune Indien qui trouve un portefeuille a-t-il pu m’inspirer de la sorte? C’est sans doute ça, finalement, l’enthousiasme.

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